Comme le Nyan Cat, les vieux mèmes d’Internet s’envolent aux enchères (2023)

Sanglant. Pendant près d’une demi-journée, vendredi, deux contributeurs anonymes se sont affrontés à grands clics de surenchère. Démarrant à 36 000, puis 40 000, 44 000 dollars… Grumpy Cat est bien retombé sur ses pattes, puisque, la queue en l’air, il est reparti pour 80 000 dollars (67 000 euros). Une somme 26 fois plus élevée que celle de la mise en vente de ce mème, sur le site foundation.app.

Car non, Grumpy Cat n’est pas un félin de luxe, mais bien un mème, c’est-à-dire une image, souvent décalée, reprise et déclinée à toutes les sauces sur Internet. Ici, l’animal s’est fait connaître en 2012 avec sa moue ronchonne, en réalité due à une forme de nanisme. Résultat : 8 millions de likes sur Facebook, des invitations sur des plateaux télé, des récompenses… A son décès, en 2019, des milliers d’internautes s’émeuvent.

I do like a grumpy cat... pic.twitter.com/V1oB73MKVv

— Name Cannot Be Blank (@ad19712020) March 18, 2021

Depuis le début du mois de mars, c’est loin d’être le seul mème à se vendre à prix d’or à l’occasion d’enchères en ligne. Coughing Cat, cette image retouchée d’un chat en train de tousser; Trollface, visage moqueur utilisé pour narguer d’autres internautes; Keyboard Cat, le chat musicien aux 61 millions de vues sur YouTube… Tous se sont arrachés pour des sommes allant de 1 000 dollars à 60 000 dollars. Des événements promus sur Twitter sous le même hashtag #Memeconomy.

L’achat d’une empreinte unique

Derrière cette euphorie, on trouve un homme, Chris Torres, le créateur de Nyan Cat. La vidéo – le chat galopant et laissant un arc-en-ciel dans son sillage –, postée en 2011 (et également disponible en version de dix heures pour les plus courageux), a atteint aujourd’hui les 186 millions de vues sur YouTube. Un succès impensable pour Chris qui a réalisé le dessin lorsqu’il avait 25 ans. Pourtant, fin février, l’Américain a vendu une version remastérisée de son œuvre pour 500 000 dollars (420 000 euros). Ensuite, tout s’est enchaîné : «Cette vente a attiré l’attention d’autres créateurs de mèmes du monde entier, raconte-t-il à Libération. Beaucoup m’ont contacté et j’ai personnellement travaillé avec chacun d’entre eux pour les faire entrer dans le monde des NFTs.»

Les NFTs, c’est la technologie qui permet ces ventes en rafale. Traduction : Non-Fungible Token. Double traduction : Jeton non fongible. Clément Fontaine, enseignant chercheur en droit spécialiste en la matière, décrypte : «Ce que les NFTs représentent sur les plateformes de vente, c’est le hash des fichiers vendus, une succession unique de chiffres et de lettres faisant office d’empreinte numérique.» Cette empreinte digitale un peu particulière se négocie en cryptomonnaie. En Ethereum, dans le cas de #Memeconomy. Une bénédiction pour les cryptoartistes œuvrant uniquement en ligne, capables, grâce à ce système, de monétiser leur travail. Ces jetons deviennent monnaie courante, en témoignent encore récemment la vente à 69 millions de dollars (58 millions d’euros) d’un collage de Beeple ou celle, à partir de 2 millions de dollars, d’un tweet de Jack Dorsey, patron de Twitter.

Mais, concernant les mèmes, selon Chris Torres, les enjeux dépassent les simples aspirations d’enrichissement. «On prouve que les mèmes ont du pouvoir et de la valeur. On a passé notre temps, ces dernières années, à se les envoyer sans même réfléchir à leur origine, c’est si facile d’oublier qu’il y a des gens derrière», déplore-t-il. Une brèche dans laquelle le commerce n’a pas hésité à s’engouffrer, produits dérivés, publicité… Parfois, certains auteurs de mèmes ont eu la mauvaise surprise de retrouver leurs œuvres imprimées sur des t-shirts ou des sacs sans avoir été mis au courant.

«Le pape des chats»

Steve Ibsen mène ce combat depuis 2004. Alors qu’il n’a que 17 ans, il photographie son chat, Kayla, en train de se rouler par terre : «Elle prenait des poses vraiment hilarantes, exhibait son petit ventre… Quand j’ai vu les photos, ça donnait l’impression qu’elle dansait.» Il n’en fallait pas plus. Un montage vidéo et une musique plus tard, il charge sur Internet The Kitty Cat Dance, un mème visionné plus de 16 millions de fois sur YouTube. Artiste à Seattle, et aujourd’hui âgé de 34 ans, il en rit : «Depuis dix-sept ans maintenant, je reçois des photos de chats tous les jours. J’ai l’impression d’être le pape des chats et de les bénir à chaque fois.»

Au fil des ans, il a enchaîné les procès contre différents groupes ayant profité de sa création pour tirer des bénéfices, allant même jusqu’à entamer des démarches à l’international. «Ça a été le plus dur et le plus coûteux mais petit à petit j’ai réussi à prendre le contrôle», se félicite-t-il. Vendredi, avec #Memeconomy, il a vendu sa création pour l’équivalent de 3 500 dollars (3 000 euros). Une reconnaissance pour lui : «On m’a enfin donné la chance d’associer mon nom à l’original, ça m’aide à garder le contrôle sur la musique et la vidéo sur Internet.»

Mais alors, avec les NFTs, peut-on toujours partager librement des mèmes sur Internet ? «Bien sûr», répond Clément Fontaine. Pas de crainte à avoir : vous pourrez, encore, envoyer entre amis une bonne vieille photo de Grumpy Cat. Ce que ces jetons soulèvent en revanche comme question, c’est celle de la propriété intellectuelle. « Beaucoup pensent qu’en achetant les NFTs, ils achètent le mème mais ce n’est pas le cas. Ils achètent simplement le hash du fichier, c’est-à-dire cette empreinte assurant l’intégrité de l’œuvre.»

Pour donner la possibilité à l’acheteur d’utiliser le mème à des fins commerciales ou même de le modifier, les NFTs actuels seuls ne suffisent pas. Il faudrait, en plus, leur insuffler des droits de propriété intellectuelle, comme le fait Clément avec son service Tokenart : «Ça permet à l’acheteur de vendre l’utilisation de l’œuvre et d’ouvrir les possibilités d’exploitation. Sinon, il ne peut que spéculer et revendre le NFT, il ne peut pas modifier le mème.» Lancé il n’y a encore que quelques mois, Tokenart ne compte, cependant, pas encore de créateurs de mèmes parmi ses clients.

«L’économie du mème devient possible»

Pas de possibilité de rentabilité pour l’instant, pas de modification possible… Pourquoi, dès lors, les acheteurs investissent-ils de telles sommes dans ces mèmes ? Jake* est l’un d’entre eux. Pour 37 000 dollars (31 000 euros), cet Américain âgé de 20 ans est devenu l’heureux propriétaire des NFTs de Bad Luck Brian, la photo d’un adolescent, appareil dentaire bien en évidence, devenu, avec le temps, l’effigie de la lose. Hilare, Jake partage sa version préférée : «Ses parents divorcent… Personne ne veut sa garde», lit-on dessus. «Je l’ai acheté parce que c’est drôle, emblématique et ça récompense financièrement les créateurs qui sont derrière, Ian et Kyle, le garçon sur la photo justement», éclaire-t-il.

Apparently, Bad Luck Brian sold as an NFT for $36,000 pic.twitter.com/6qRr6OYz7j

— Liam Jay (@Leehambones) March 13, 2021

Pour l’instant, il ne pourra rien tirer de son achat, mis à part une jolie anecdote à raconter en soirée. Mais ce salarié d’une start-up spécialisée dans la blockchain voit plus loin : «Les gens rigolaient à une époque en parlant d’investir dans les mèmes. Mais avec les NFTs, l’économie du mème devient possible. Dans ma vision du monde, les mèmes sont tous certifiés, vendus et leur créateur touche une redevance à chaque fois que quelqu’un utilise leur modèle.»

Bon. Bien sûr, dans la liste des créateurs de mèmes vendus aux enchères, tous ne sont pas des artistes éconduits. Keyboard Cat, déjà remplacé deux fois depuis la première vidéo datée de 2007, a permis à son propriétaire de gagner des centaines de milliers de dollars. Dans certains cas #Memeconomy offre de belles revanches. C’est le cas pour Blake Boston. Malgré lui, il était devenu l’effigie du salaud après la diffusion d’une photo de lui en 2006, aujourd’hui connue sous le nom de Scumbag Steve.

Still tripping over this! Thankful. https://t.co/wnVAwsAozO

— SCUMBAG STEVE (REAL) (@BlakeBoston617) March 15, 2021

Dans une interview accordée au Daily Mail, il raconte : «Des gens avaient trouvé mon nom, mon téléphone, mon Facebook, ils ont commencé à m’appeler. Ils m’ont traité de toutes sortes de noms, ils ont appelé ma copine, ma famille à toute heure de la nuit.» Lundi, cette photo s’est vendue pour 57 000 dollars (48 000 euros). Emu, il a interpellé l’acheteur sur son Twitter : «Peu importe qui tu es, merci. Tu n’as pas idée de ce que ça veut dire pour moi et mes deux garçons.» Avant de conclure : «La vie des mèmes est devenue plus douce que jamais.»

*Le prénom a été modifié.

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Author: Francesca Jacobs Ret

Last Updated: 03/06/2023

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